Chronique
Shein : le défi de l’innovation
par Jean-Baptiste Noé

Ce n’est pas seulement le Bazar de l’hôtel de ville, mais aussi le bazar dans tout pays, tant la controverse sur l’ouverture d’une boutique Shein a dépassé le cadre parisien pour révéler les fragilités françaises. Quoi que l’on pense de la qualité et des conditions de production, Shein est aujourd’hui indispensable à une grande partie de la population française pour pouvoir se vêtir à la mode à moindre coût. En cela, l’entreprise est le miroir d’une paupérisation de la population française. Mais elle démontre aussi le grand bond en avant de la Chine dans l’industrialisation et la mécanisation, comme le résume la remarque que me fit un cadre dirigeant d’un grand groupe industriel français : "Il y a vingt ans, j’allais en Chine pour apprendre aux Chinois, aujourd’hui, je m’y rends pour apprendre d’eux".

Le temps des robots

Fini les usines bruyantes où des milliers de petites mains s’activent pour produire des vêtements et des objets. Cela existe encore, mais elles sont de plus en plus remplacées par des usines sans ouvrier, entièrement robotisées. Des usines qui travaillent jour et nuit, où la lumière et le chauffage sont absents, puisqu’il n’y a pas d’êtres humains ; seulement quelques ingénieurs pour vérifier la bonne marche de la production. La Chine est en train de résoudre son problème démographique par la mécanisation, c’est-à-dire par l’innovation. Voitures autonomes, humanoïdes qui accomplissent les tâches ménagères (plier le linge, ranger la vaisselle), robots qui produisent à la chaîne. Ce qui conduit à des entreprises chinoises largement compétitives et donc capables d’inonder le marché européen.

La France et l’Europe sont prises dans une tenaille d’innovation, coincée entre la Chine et les États-Unis. Cela fait des décennies que la chute des États-Unis est annoncée et, pourtant, ils sont toujours la première puissance mondiale. Chat GPT est en train de dépasser Google et permet une automatisation des tâches qui génère d’importants gains de productivité. Apple a mis au point un système de traduction automatique, via ses Air Pods, qui fait disparaître la barrière de la langue en permettant de converser en direct avec différents locuteurs. Après avoir résolu une controverse avec la Commission européenne, cette fonctionnalité devrait pouvoir être déployée au sein de l’Union européenne via une mise à jour de son système d’exploitation.

Ces innovations sont encore perfectibles. Les humanoïdes présentés dans les salons ont des gestes gauches et le linge n’est pas impeccablement plié, Chat GPT peut encore commettre des erreurs. Mais l’innovation est en déploiement et, dans les années qui viennent, les progrès techniques feront disparaître ces imperfections. Difficile de prévoir ce que sera un monde avec des usines sans ouvrier, comme il était difficile d’imaginer il y a deux siècles des campagnes sans paysan, mais avec des moissonneuses-batteuses.

Le défi chinois

Le véritable défi, pour la France et l’Europe, est d’être ballottés dans un monde qui avance sans eux. Que ce soit dans l’intelligence artificielle ou la robotisation, les grandes innovations ne se font pas chez nous et c’est cela qui est le plus inquiétant, plus que des produits textiles venus directement de Chine.

Or cette robotisation est aussi une chance. Depuis les années 1970, l’avantage concurrentiel de l’Asie repose notamment sur sa main-d’œuvre à bas coût. Mais si la main-d’œuvre disparaît, remplacée par les robots, les mêmes usines peuvent être réinstallées en France. L’avantage concurrentiel des années qui viennent ne reposera plus sur une main-d’œuvre abondante et pas chère, mais sur des ingénieurs et des cadres hautement qualifiés et sur l’accès à une énergie continue et à bas prix. Le changement économique et mental est total. C’est là le véritable défi des années à venir, que ce soit pour l’intelligence artificielle ou pour les robots des usines. Or cette énergie, notamment gaz et pétrole, la Chine en manque. L’Europe non, que ce soit avec le nucléaire ou avec le gaz de la Méditerranée orientale. Celui qui maîtrisera l’innovation pourra accéder à l’énergie abondante, et donc demeurer un des maîtres du monde.