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Chroniques / Yves de Kerdrel

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Yves de Kerdrel

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Pourquoi il faut lire le dernier livre de Nicolas Dufourcq
par Yves de Kerdrel

Le directeur général de la Banque publique d’investissement, qui se bat depuis bientôt dix ans pour recréer des usines en France, a voulu comprendre comment notre pays a pu subir une telle désindustrialisation entre 1995 et 2015. Il a interrogé des dizaines de patrons, petits ou gros, des banquiers, des politiques et des fonctionnaires. Son livre qui sort aujourd’hui en librairie est à mettre entre toutes les mains, tant il éclaire sur un terrible aveuglement collectif… Une sorte « d’étrange défaite » tricolore.

02/06/2022 - 10:00 Lecture 14 mn.

Il y a quelques jours le rapport sur l’attractivité, publié chaque année par EY, a montré à quel point la France est redevenue un territoire où les grands industriels étrangers ont désormais envie d’investir. Tant mieux ! C’est le résultat d’une politique de l’offre menée depuis 2015 avec constance et dont nos entrepreneurs n’avaient jamais eu la chance de bénéficier auparavant. Si bien que la France a subi entre 1995 et 2015 une désindustrialisation massive, comme aucun autre pays n’en a connue.

Nicolas Dufourcq, qui est plongé depuis une dizaine d’années, matin et soir, dans ces sujets de reconquête économique de nos territoires, a voulu comprendre ce qui s’est passé. Il a voulu surtout laisser un témoignage de cet incroyable aveuglement collectif dont les conséquences sont économiques bien sûr, sociétales – avec le sentiment de déclassement – et politiques, avec la montée des extrêmes qui s’est construite sur la disparition de la (très noble) classe ouvrière, au sens où Jean Jaurès parlait d’elle. Le résultat c’est un livre bâti autour d’une cinquantaine d’interviews de patrons d’entreprises industrielles – toutes plus passionnantes les unes que les autres – d’hommes politiques de tous bords, de syndicalistes, de banquiers, d’économistes ou de fonctionnaires. Et ce qui fait la richesse de ces points de vue, c’est qu’ils sont quelquefois contradictoires – par exemple sur le rôle joué par la parité franc-mark au moment de la création de l’euro.

Dans une longue introduction, Nicolas Dufourcq a fait la synthèse de tout ce qu’il a entendu en pratiquant ces interviews. Si bien qu’il établit de manière quasi chronologique la liste de toutes les décisions qui ont contribué à affaiblir l’industrie française et à pousser de grands groupes, comme des ETI, à créer des usines au Maghreb, en Europe centrale ou en Chine, aux dépens de nos bassins d’emplois traditionnels. La conclusion de cet exercice – ô combien précieux – c’est "un tableau de responsabilité générale de la société française" comme il le souligne avant d’ajouter : "Tout le monde a ses empreintes digitales sur la désindustrialisation du pays, car elle est le résultat d’une préférence collective". En fait à lire l’ouvrage de Nicolas Dufourcq, on ne peut s’empêcher de penser au "Crime de l’Orient-Express" d’Agatha Christie où Hercule Poirot découvre que la victime a été poignardée par une dizaine de passagers du train, qui sans avoir de lien entre eux, ont tous contribué à transformer un voyageur en cadavre.

On pourrait s’arrêter à cette comparaison littéraire si la victime, dans notre sujet, n’était pas l’industrie française avec cette cohorte d’usines fumantes qui ont disparu et laissé la place à d’épouvantables zones commerciales en périphérie des sous-préfectures. Comme le rappelle Nicolas Dufourcq : "il y a aujourd’hui 7,5 millions d’emplois dans l’industrie allemande et 2,7 millions dans l’industrie française. En vingt ans la France a perdu le tiers de ses effectifs quand l’Allemagne est restée stable". Si bien que la presse en est venue à faire les gros titres de ses éditions lorsqu’elle apprend que l’an passé la sixième puissance économique mondiale a compté 53 nouvelles implantations industrielles pour 24 fermetures…

 

Une succession de mesures funestes

 

Pour le patron de la BPI tout démarre juste après le choc pétrolier lorsque notre économie – alors très administrée – décide d’imposer l’autorisation administrative de licenciement. Puis vient l’application du Programme Commun de la gauche à partir de 1981 avec une augmentation très forte des charges patronales, la retraite à 60 ans, l’instauration de l’ISF et les fameuses lois Auroux. La valeur travail commence à en prendre un sacré coup avec la création d’un "Ministère du temps libre". Les années 90 voient la Commission Minc passer à côté du tsunami de la désindustrialisation qui commence dans la foulée de la mondialisation et de la montée en puissance d’un capitalisme plus financier qu’industriel.

Des décisions absurdes sont prises tant par des gouvernements de droite que de gauche, avec le déplafonnement de l’ISF, la hausse de 4 à 7 points – selon les niveaux de salaires – des cotisations retraites et Unedic entre 1991 et 2004. Mais surtout la France, dans son ensemble, bat en retraite en matière de politique industrielle. L’époque où lors d’un seul conseil des ministres, Georges Pompidou, déjà très malade, décidait du programme de 58 réacteurs nucléaires et du lancement du TGV, est bel et bien révolue. Cela aboutit au fameux "fabless" de Serge Tchuruk, alors patron d’Alcatel, qui imagine l’ancienne Compagnie Générale d’Électricité dépourvue d’usine. Ce qui aboutira au drame d’Alstom, de Nexans et d’un Nokia reprenant les reliques d’Alcatel à l’encan.

À ce moment-là, comme le rappelle très bien Nicolas Dufourcq, notre voisin allemand finit de digérer le coût de la réunification, et commence à bénéficier de la mise en place de l’Euro sur la base d’une parité franc-mark, clairement trop élevée pour notre pays. Sur ce sujet, les points de vue exprimés dans le livre diffèrent. Mais une chose est certaine : après la signature des accords de Maastricht et après la création de l’Euro, nos industriels ont souffert de taux d’intérêt bien trop élevés, d’abord pratiqués par la Banque de France puis par la BCE. Car nos chers inspecteurs des finances ne veulent plus - comme Poincaré en son temps - subir l’humiliation des dévaluations à répétition.

 

Un désamour – hélas très français – pour l’industrie

 

Mais au moment où Chirac et Schröder s’accordent pour mettre entre parenthèses les critères de Maastricht, nous regardons l’Allemagne pratiquer une forme de dévaluation interne avec les réformes Hartz qui ont permis à notre voisin de traverser la crise de 2008 sans difficulté, et qui ont restauré les comptes publics. Cela d’autant plus qu’Angela Merkel a amplifié ce travail en augmentant de trois points la TVA afin de réduire à la fois la dette et le coût du travail. Pendant ce temps-là, la France donne le sentiment de regarder passer le train. Et comme toujours dans notre beau pays, cela se termine dans la rue avec les émeutes anti-CPE de 2005 qui font écho aux grandes grèves de 1995. Jacques Chirac termine son passage à l’Élysée ainsi qu'il l’a commencé : en refusant de réformer un modèle social bien trop coûteux, comme Xavier Fontanet, l’ancien patron d’Essilor, en fait la démonstration, dans cet ouvrage, en quelques chiffres.

Bien sûr, l’un des coups de poignards les plus cruels dans notre précieuse industrie française a été l’instauration par le trio Jospin-Aubry-DSK des 35 heures payées 39 et donc l’augmentation corrélative de 11 % du coût du travail. Sans que cela n’entraîne la moindre création d’emploi. "C’est pire qu’un crime, c’est une faute" avait dit Talleyrand en apprenant l’exécution du duc d’Enghien, sur ordre de Napoléon. Une faute morale, dans la mesure où Lionel Jospin savait que cette mesure n’aurait que des effets négatifs. C’est pourquoi il a demandé à ses ministres d’assumer sans faille la réforme des 35 heures. Une faute contre l’esprit, dans la mesure où cela a contribué à instaurer l’idée que le Travail est une servitude alors qu’il est d’abord une émancipation. Et cela nous le payons encore aujourd’hui. Comme nous payons le refus de Jacques Chirac d’abroger cette mesure après la défaite de Jospin en 2002.

Mais tout n’est pas que politique contrairement à ce qu’affirmait Karl Marx. Depuis longtemps il y avait dans la culture française un mépris de l’industrie. Il est impressionnant, en lisant les interviews de dirigeants d’entreprises qui enrichissent cet ouvrage, de voir combien sont nombreux ceux qui regrettent le désamour français pour l’industrie. La volonté des socialistes d’amener le plus grand nombre au bac général a ruiné les bacs professionnels et l’apprentissage avec de nombreuses filières d’excellence. De fait de précieux savoir-faire ont été perdus et ne se retrouveront pas. L’exemple le plus récent est l’anomalie constatée par EDF dans plusieurs cuves de centrales nucléaires. Alors qu’il y a cinquante ans Le Creusot était le lieu de la perfection dans ce domaine.

 

La finance n’est pas l’Alpha et l’Omega de l’économie

 

Enfin le système scolaire et académique français qui fait de Normale Sup, Polytechnique, et l’ENA le Graal absolu a conduit des générations de futurs décideurs à apprendre que la finance est l’Alpha et l’Omega de l’économie. Alors qu’elle n’est qu’un simple moyen au service de l’industrie (lire à ce sujet la passionnante interview de Frédéric Sanchez, le patron de Fives). Aveuglés par quarante années d’explosion des marchés financiers, nos inspecteurs des finances et autres "Père Joseph" des cabinets ministériels ont fini par penser que la France, comme la Grande-Bretagne, pouvait produire de la richesse avec ses seuls services financiers et que l’industrie ne devait pas peser plus de 10 % du Produit Intérieur Brut. À cela s’est ajouté l’absurde principe de précaution – rédigé par une polytechnicienne – et inscrit dans la constitution.

Pendant quelques années nous avons pu croire collectivement - et, en premier, l’auteur de ces lignes - à ce discours idéaliste et simpliste. Mais quand la mondialisation a des ratés pour cause de pandémie ou de guerre en Ukraine on s’aperçoit – mais un peu tard – qu’il est utile de produire des principes actifs pour la pharmacie, des masques, des composants électroniques, et même… du blé ou du tournesol. Si bien que dans le gouvernement d’Élisabeth Borne, il n’y a pas de ministre de l’Industrie, mais un ministre de l’Économie et de la "Souveraineté industrielle".

Encore une fois, on peut pleurer des larmes de crocodile sur toutes les friches industrielles qui jalonnent maintenant la France. Mais le plus utile est de tirer les leçons de ce que Marc Bloch aurait appelé "une étrange défaite". Et c’est l’ardente utilité de l’ouvrage réalisé par Nicolas Dufourcq. Lui-même HEC, énarque et inspecteur des finances, il a pu participer de près ou de loin à des mesures qui ont contribué à cette désindustrialisation. Mais c’est tout à son honneur que de faire l’inventaire de nos fautes et de notre responsabilité collective (médias inclus). Et ce livre est d’autant plus éclairant que son auteur se bat désormais depuis dix ans pour réindustrialiser la France. Toute la France, avec ses vallées autrefois peuplées d’usines reliées à des cours d’eau, ses territoires riches en matières premières, et ses bassins connus pour des emplois d’excellence. Mieux que le roman de l’été, voilà une lecture qui vous en apprendra davantage sur la France que les essais démagogiques sur le déclin national.

 

La Désindustrialisation de la France (1995-2015) par Nicolas Dufourcq. Editions Odile Jacob. 388 pages. 27,90 euros.

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